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Abdellah Taïa
In Something we Africans got #11
Septembre 2020
Interview Yann Perreau

Il fait partie de ces auteurs qui réinventent, livre après livre, la langue française. On le présente parfois comme un « écrivain francophone », selon l’expression commune affreuse (« pourquoi Houellebecq n’est-il jamais présenté comme un « écrivain francophone » ? » dit souvent Alain Mabanckou).

S’il est né au Maroc, Taïa est en fait plus français que bien des Français. Il a à la France, sa langue, sa littérature, ce rapport amoureux et exigeant qu’on a pour les pays et les êtres que l’on choisit. Une langue que ce docteur en lettres, auteur d’une thèse sur le roman libertin au XVIIIe siècle, pratique avec tumultes et délices. Et que ses livres aux tonalités marocaines, algériennes ou joyeusement franchouillardes, au gré des personnages, époques et pays qu’il visite, contribue à enrichir. Traduit dans des dizaines de langues, notamment les Etats-Unis, où chaque sortie d’un de ses livres est saluée comme un petit événement dans le monde littéraire. On se souvient encore, il y a dix ans, de ces étudiants d’University of California Los Angeles buvant ses mots avec fascination, lors d’une conférence qu’il y donnait pour la publication outre-Atlantique de L’armée du salut. Leur enthousiasme, les espoirs que suscitaient chez eux le récit de cette vie folle, rocambolesque, tragique, magnifique. Alors on a eu envie de reconstituer, pièce par pièce, ce puzzle qui fait une existence autant qu’une œuvre. On lui a donné rendez-vous dans un café de Paris, où il vit depuis bientôt vingt ans. Il nous a parlé de lui, de sa vie, de son travail. Avec la même spontanéité, la même poésie, la même délicatesse que ses livres. Comme s’il nous prenait par la main pour nous inviter à plonger dans le flot tumultueux de son univers, jusqu’aux profondeurs les plus subtiles des tourments de ses personnages, ces êtres fragiles, écorchés vifs, laissés pour compte, charmeurs, qui sont autant de facettes de lui-même. C’est toujours de sa propre histoire, son expérience vécue, qu’Abdellah part, pour inventer des mondes, qu’il s’agisse de nous plonger dans le Maroc d’Hassan II, la tête de gamins tentés par le terrorisme ou les désirs inavouables d’un flic parisien.


Cette histoire, la sienne, commence dans une famille pauvre d’une banlieue de Salé, ville limitrophe de Rabat. Neuf enfants grandissent entassés dans une pièce exiguë d’une petite maison. Il est l’avant dernier. « Vivre ainsi les uns dans les autres, explique-t-il, fut une expérience extrêmement riche. C’est ça la vie pour moi, il faut qu’il y ait tout le temps des gens autour de moi. D’ailleurs j’adore le métro parisien, quand il est plein à craquer. Même si les gens font la gueule, je m’en fiche ». Son premier roman, le magnifique L’Armée du salut, narre ses mésaventures de garçon timide, perdu, à fleur de peau, qui grandit entre une mère autoritaire, des sœurs plus ou moins bienveillante et surtout ce grand frère, qu’il aime passionnément. « Dans la maison, on l’admirait et on le craignait à la fois. » L’élu des parents a des privilèges que les autres n’ont pas, sa chambre, prendre ses repas seuls, etc. Une scène bouleversante montre le garçon s’imprégnant comme une amoureuse transie de tout ce qui a trait à ce grand frère, ses chemises, même ses slips. On comprend bientôt son attirance pour les hommes, évidente, naturelle, impossible pourtant à assumer, dans cette société où l’homosexualité reste, aujourd’hui encore, un sujet tabou, crime passible de six mois à trois ans de prison. Le roman déconstruit les mécanismes subtils, retors, de la discrimination et de l’abus, ces hommes assouvissant leurs désirs avec de jeunes garçons, les violant en toute impunité puis les rejetant comme des êtres sales, qui ne sont pas censés exister. Une tendresse, une complicité, du plaisir même viennent toutefois s’immiscer au cœur même de cette violence.


Aux règlements de compte, jugements et condamnations, Abdallah Taïa préfère les mystères de l’amour, la complexité des sentiments, l’empathie. Son narrateur s’identifie à sa mère, ses sœurs, leurs « stratégies de survie » comme il les nomme, vis-à-vis du père. Au-delà des individus, c’est la responsabilité collective qu’il met à nu, l’hypocrisie coupable d’une société patriarcale, puritaine, bigote.

Si sa biographie évoque sa naissance « dans la bibliothèque » de Rabat, où son père travaille quelques temps, comme « chaouche » (nom donné, en Afrique du nord, aux appariteurs des services publics), lui préfère évoquer, à l’origine de sa vocation d’écrivain, ces films égyptiens qu’il découvre, fasciné, devant le petit poste de la télévision familiale. Ces actrices qui disent des choses interdites, l’amour impossible, le désir. Non pas dans la langue des Occidentaux, l’anglais ou le français mais dans sa langue, l’arabe. « Mon goût de la littérature est né là, cette envie de dire la passion, les sentiments, la sensualité, les corps ». Le cinéma, ce sont aussi ces magazines de son frère qu’il dévore, Cahiers du cinéma, Vidéo 7, Positif, Première. Un jour, il tombe sur une publicité pour l’IDHEC (l’ancienne FEMIS), une école de cinéma, à Paris. C’est là que je dois aller, se dit-il. Pour cela, il doit d’abord apprendre le français. Il se met donc à copier, recopier dans un cahier, pendant des journées entières, des phrases de cette langue quasi étrangère lui qui a grandi dans un environnement exclusivement arabophone. « Un jour, j’ai découvert que je pouvais raconter ce monde dans lequel je vivais, ma famille, l’oppression, l’amour, l’extase, la sorcellerie, la violence, tout, en français ».

Comprenant peu à peu, faute d’argent, de visa, l’impossibilité de son rêve de France, il s’inscrit en littérature à l’université de Rabat. Et se met à écrire, publiant ses premiers textes dans une revue crée avec des camarades. Des nouvelles mettant en scène son quotidien. Ecrire sur soi, sur la misère au jour le jour de son pays, reste à l’époque une quasi hérésie au Maroc. Peu lui importe. En parallèle, élève doué, audacieux, il se passionne pour la littérature française du XVIIIe siècle, notamment Les égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon fils, ce roman libertin du XVIIIe siècle qui inspira à Laclos le personnage du Vicomte de Valmont dans Les Liaisons dangereuses. Cet esprit malin, libertin, irrévérencieux, l’éblouissent ; ces mots qui disent le corps, le sexe, le ravissent. Il obtient une bourse, fait un mémoire sur Fragonard et le roman libertin à l’université de Genève puis, à la Sorbonne, un DEA sur Le paysan parvenu de Marivaux. Il entame une thèse qu’il ne finira jamais, préférant bientôt écrire de la fiction plus que des analyses académiques. « Et puis il fallait que je me bagarre avec la France, les papiers, etc. ». Ces files de gens inquiets, grelottants dans le noir, à 5h du matin, devant le commissariat du 14e arrondissement ; les flics qui lui parlent mal. Il se retrouve, comme tant d’autres, dans cette situation impossible de l’immigré sans ressource. Celui qui doit, pour rester sur le territoire, montrer aux autorités un compte en banque fourni, une assurance maladie, une attestation d’hébergement. Prouver qu’il est locataire, produire une facture EDF, convaincre des amis d’écrire une lettre officielle l’assurant qu’ils l’hébergent. Ceux qu’il imaginait ses amis déclinent. Il est pris de crises de panique, horrifié à l’idée que la France le rejette. « Jusqu’à ce qu’un enfant me sauve ». Tristan. Un petit boulot de baby-sitter, régulier. De 2003 à 2010. Une raison de vivre, aussi, « c’était comme si j’avais un fils ou un petit frère. Que je le veuille ou non, il fallait que j’aille le voir ». Alors il peut se consacrer pleinement à sa passion. Ecrire. Ce sera ce premier roman coup de poing, L’Armée du Salut. Au Maroc, le livre fait l’effet d’un électrochoc dans la haute société pudibonde et bien comme il faut. Pour la première fois à une exception près (Rachid O.), un jeune homme marocain, de famille arabe et musulmane, écrit son désir d’autres hommes.

Tout le monde veut l’interviewer, une journaliste lui demande si elle peut écrire qu’il est, comme son narrateur, homosexuel. Il accepte, répond bientôt à d’autres interviews dans des journaux arabes. S’il ne se soucie guère du qu’en dira-t-on, ignore les lettres d’insulte, les menaces, une chose le préoccupe : qu’on utilise son histoire par égrener les stéréotypes, les idées reçues sur les gays. Une responsabilité à laquelle il n’avait jamais pensé jusqu’ici. Aux journalistes qui le questionnent, il demande donc la transcription des textes avant parution. La plupart d’entre eux acceptent, le soutiennent même, malgré les risques qu’eux-mêmes encourent. Tel Quel le met carrément en Une en 2007, avec ce beau titre : « homosexuel envers et contre tous ». Dans sa famille, c’est la stupéfaction, l’incompréhension. Pourquoi as-tu écrit cela ? Deux semaines de reproches et de larmes, il ne pourra, comme sa mère, s’arrêter de pleurer. Mais l’abcès est crevé. Deux ans plus tard, il publie L’homosexualité expliquée à ma mère. « On a vu les mêmes films, mangé les mêmes choses, pourquoi vous me dites que je ne comprends pas la réalité marocaine ? Pourquoi vous me dites que vous ne m’avez pas vu ? Vous m’avez vu, vous avez vu ce qu’on m’a fait ». Sans jamais les culpabiliser, car eux-mêmes sont des victimes, ses proches, ils subissent la tyrannie du patriarcat et du la religion, l’oppression de l’Etat marocain. La politique, pour Abdallah Taïa, c’est pourtant avant tout une micro-politique. C’est au sein de la famille qu’il montre les relations de pouvoir, de domination, de séduction et d’avilissement. 


Ses lectures donnent du sens à sa réalité, surtout quand elles l’emmènent au bout du monde, pour mieux le ramener à lui. « Par exemple Madame de Sévigny, ses lettres, c’est extraordinaire, j’avais l’impression en les lisant qu’elle était là, dans ma famille, que cet homme qui vient quémander le sexe à sa femme c’était mon père, cette mère de famille interrogeant sa fille, tu as eu tes règles ? Et après, vous avez baisé c’était comment?, c’était la mienne. Nous c’est exactement pareil : on a beau être une famille musulmane respectable, c’est le dérèglement total, de tout, à l’intérieur ». Un dérèglement qu’il revendique car synonyme de vie, d’authenticité, d’amour, même sous les formes les plus étranges. Il évoque le « piège » dans lequel il s’est lui-même enfermé. S’inspirer de cela même qu’il a subi, à commencer par ces viols à répétition. Les livres d’Abdallah Taïa sont de ceux qu’on écrit parce qu’on n’a pas le choix. Une question de vie ou de mort, « stratégie de survie », dit-il. Comme sa mère, inventant des mensonges pour exister face à son homme, sa belle-famille. Il cite Marcel Proust, ces sept pages de la Recherche où le narrateur est saisi par l’urgence de l’écriture, en voyant les clochers de Martinville s’éloigner. Le sujet de sa thèse. Loin de Proust, son écriture plonge plutôt dans le plus le plus trivial, parfois le plus sordide de l’existence. Une littérature du cœur plus que de l’esprit, un style à vif, des phrases courtes, comme on se parle. Comme Pasolini, il a cette capacité à écrire avec empathie autant qu’avec distance. « Se mettre à la place de l’autre tout en étant en soi, confie-t-il au sujet de l’auteur-cinéaste italien : l’expérience littéraire ultime ». Un passage inoubliable de son dernier roman, La vie lente, précipite par hasard Antoine, policier et père de famille, contre le corps de Mounir dans un RER bondé. Au lieu de se sentir offusqué, le jeune homme appelle au contraire le flic contre lui, ouvre son manteau, presse la braguette sur ses fesses. Tout cela n’empêchera pas l’inévitable rapport de force, qui viendra plus tard.


Dixième roman, son plus autobiographique, La vie lente est le livre de la maturité, du quarantenaire qui, comme son héros, a déjà vécu des vies multiples. Mounir sait que le meilleur est peut-être déjà derrière lui. Il est pris d’une envie d’autant plus furieuse d’inconnu, de rencontres, de liberté. Ce sera donc Au Paradis, salon de thé de la cité de Pablo Picasso où le temps s’arrête ; ce sera même Madame Marty, sa voisine, la seule personne qui le comprenne au fond, si charmante par son côté vieille France ; ce sera Antoine, le policier marié qu’il accoste dans le RER, comme ces hommes plus âgés pour lesquels il se prostituait, gamin, au Maroc. Il y a du Jean Genet dans ce livre, celui des Bonnes, il y a aussi le Dostoïevski de Crime et châtiment, noir et pourtant plein d’espoir. Il y a surtout le meilleur d’Abdellah Taïa, avec ces monologues à couper le souffle que ses personnages s’adressent les uns aux autres, s’apostrophant, se disant leurs quatre vérités.(…) Retrouvez la suite de l’interview dans SOMETHING WE AFRICANS GOT #11

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Septembre 2020
Yann Perreau