In Something we Africans got #11 Septembre 2020 Texte Yann Perreau
Hédoniste, esthète, libertaire et foncièrement libre, l’égyptien Albert Cossery fut avant tout un grand écrivain.
Passionné de littérature, le jeune Albert prend la plume dès ses dix ans. Il s’isole du monde pour se consacrer à ses héros imaginaires, rédige ses premiers poèmes, nouvelles, romans. Réfractaire aux conventions sociales, usages et mœurs d’une société égyptienne sclérosée il prône à vingt ans, avec le collectif d’avant-garde surréaliste Art et Liberté, fondé par les écrivains Ramsès Younane et Georges Heinen, la « révolution par la poésie »
À la question : « Pourquoi écrivez-vous ? », il avait l’habitude de répondre : « Pour que quelqu’un qui vient de me lire n’aille pas travailler le lendemain ». Dandy, hors-norme, Albert Cossery avait érigé l’oisiveté en art de vivre. « La vraie richesse c’est de pouvoir vivre sans travailler, expliquait-il au Monde peu avant sa disparition. En France, je me sens beaucoup plus riche que les autres puisque j’ai gardé cette manière orientale d’envisager l’existence, sans travailler. Ne rien faire, c’est un travail intérieur. L’oisiveté est indispensable à la réflexion. » Il ne possédait strictement rien, hormis ses vêtements : aucun souvenir, objet, papier et surtout pas de compte en banque, condition sine qua non de la liberté, m’avait-il expliqué lorsque je l’avais rencontré, au milieu des années 2000. Me revient en tête l’une de ses réparties : « Si j’avais un appartement et si je devais penser aux draps, je serais déjà mort ! ». Il vivait toujours dans cette même chambre, qu’il louait à l’année depuis qu’il était arrivé à Paris Après-Guerre, la numéro 58 du célèbre Hôtel La Louisiane, Saint-Germain-des-Prés. Il m’avait reçu au café de son fief, je me souviens de sa silhouette entrant dans la pièce, toujours aussi mince et élégant à quatre-vingts dix ans passés, de son intelligence toujours vivace, de son style flamboyant, costume ocre et jaune, chemise, cravate et pochette assorties. Le prince Cossery me souriait. Quasi muet à la suite d’une opération du larynx, conséquence de son tabagisme invétéré, il avait répondu à mes questions du bout des lèvres. Il fallait suivre leurs mouvements, attentivement pour déchiffrer les mots. Il avait, avant de me retrouver, traversé le Luxembourg. Fidèle à son rituel, il s’était arrêté pour un café en terrasse d’un de ses lieux de prédilection, Flore, Lipp ou Chai de l’Abbaye. Il aimait par-dessus s’asseoir à l’extérieur d’un de ces cafés, observer « le spectacle du monde », comme il l’appelait. Albert Cossery était une figure aimée et respectée de son quartier. Ses amis savaient qu’il sortait chaque jour de sa chambre vers 14h 30. Semblable en ce sens à Emmanuel Kant, qui faisait la même ballade quotidienne dans sa bourgade, sans imiter la ponctualité du philosophe allemand pour autant : il était bien trop dilettante pour s’astreindre au moindre horaire.
Ses livres sont à l’image de sa vie, qu’il mena comme un art. En marge de la société, hors des sentiers battus. S’inspirant de ses souvenirs d’enfance, dans cette Egypte regrettée du début du siècle, ses huit récits et recueil de poème font l’éloge des humbles, des excentriques, des Mendiants et orgueilleux, pour reprendre le titre d’un de ses livres. Les Fainéants de la vallée fertile (1948) conte ainsi la vie, pour le moins particulière, de trois frères reclus dans la maison paternelle de la vallée du Nil. Occupés, chacun à sa manière, à ne rien faire. Rafik observe le néant depuis le réchaud où il est planté, philosophant à voix haute sur l’inutilité de toutes choses ; Serag s’épuise à éviter son premier jour à l’usine où il est censé travailler ; Galal dort du matin au soir, ne se réveillant que pour manger. Fous, poètes, voleurs, prostituées, balayeurs de rue de leurs professions, les héros cosseriens sont tous magnifiques, hilarants, futés, et surtout plus admirables que les nantis de ce monde.
Celui qui fut surnommé le « Voltaire du Nil » se moquait effrontément des puissants, bourgeois, politiciens, parvenus de tout poil. La petitesse de leurs ambitions, l’avilissement de leur existence, la mesquinerie de leurs valeurs sont, démontre parfaitement son oeuvre, inévitablement liés au système qu’ils perpétuent. Proche du Albert Cohen de Mangeclous et de Belle du Seigneur, sa philosophie anarchiste était bien plus radicale et engagée que lui-même ne le reconnaissait. Car le dandy Cossery aimait trop la vie pour se prendre au sérieux. Il disait détester « s’abaisser » aux préoccupations du monde, politique, affaires, etc. Il n’en était rien en fait, ses meilleurs « récits », (il n’aimait pas le terme de roman, trop « littéraire » à ses yeux, pas assez proche de la réalité) peuvent même se lire comme des réquisitoires à charge contre certains régimes du Moyen-Orient.
Hédoniste invétéré, Don Juan aux milles femmes, voudrait la légende (son mariage à la comédienne Monique Chaumette fut aussi bref qu’intense), il aimait les joies simples de l’existence. « L’écrivain est celui qui va au marché, confiait-il en 1995 à la revue L’œil de bœuf, celui qui regarde partout, qui ne vend rien, qui n’achète rien et s’en va en emportant tout. Je peux passer six mois sans rien écrire, à penser à une phrase ; appelez ça de la paresse, si vous voulez. Pour moi, c’est de la réflexion ».
Albert Cossery est né le 3 novembre 1913 au Caire. Sa famille de petits propriétaires terriens lui inspirera ses personnages les plus inoubliables, à commencer par ceux cités plus haut des Fainéants dans la vallée fertile. Personne ne travaille chez les Cossery – ni le père rentier, qui ne se lève jamais avant midi par principe, ni le grand-père. « Ils n’étaient pas riches, précisait l’auteur au magazine Lire en 1999, mais les terres qu’ils possédaient nous permettaient de vivre bien. En cas de problème, ma mère vendait un bijou ». Passionné de littérature, le jeune Albert prend la plume dès ses dix ans. Il s’isole du monde pour se consacrer à ses héros imaginaires, rédige ses premiers poèmes, nouvelles, romans. Réfractaire aux conventions sociales, usages et mœurs d’une société égyptienne sclérosée, il prône à vingt ans, avec le collectif d’avant-garde surréaliste Art et Liberté, fondé par les écrivains Ramsès Younane et Georges Heinen, la « révolution par la poésie ». Il vit alors avec sa compagne Ruth dans un petit appartement d’une vieille maison située dans le quartier de la citadelle, qui sera le décor de son premier roman. Le couple reçoit chez lui les poètes, artistes et révolutionnaires les plus radicaux et l’écrivain dira souvent, avec modestie, n’avoir fait que transposer dans ses livres, ces personnages haut en couleur qui devinrent ses amis. Engagé avec Art et Liberté contre ce qu’il appelle la « nazification des arts et de la culture » et la corruption éhontée de son gouvernement, le jeune auteur n’est guère apprécié du pouvoir. S’il réussit à publier à 23 ans sa première nouvelle, Un homme supérieur dans une revue francophone du Caire, la censure suspend vite la parution de ses nouvelles en arabe, dans le journal el Tatawor (Le Progrès). Militant communiste et anticolonialiste, l’ami d’Albert Henri Curiel, fonde en 1943 le Mouvement Egyptien de Libération Nationale (il mourra assassiné dans des circonstances mystérieuses, à Paris, en 1978). Autre ami du trio, et membre fondateur d’Art et Liberté, Henein fonde en 1944 les éditions Masses, où sortira son premier roman, La Maison de la mort certaine, aux côtés d’œuvres de Garcia Lorca, Gertude Stein,Albert Camus. Un bref séjour aux Etats-Unis, en 1941, lui permet de rencontrer Henry Miller. Le grand poète américain apprécie la vision foncièrement subversive, scandaleuse de l’existence que l’on trouve dans la prose de ce jeune homme. Il l’aide à publier son premier livre, Les Hommes oubliés de Dieu. « Parmi les écrivains vivants de ma connaissance, déclarera Miller, aucun ne décrit de manière plus poignante ni plus implacable l’existence des masses humaines englouties qu’Albert Cossery ». De là à s’installer à Paris, où Miller a sa maison d’édition Olympia Press, il n’y a qu’un pas que le jeune auteur égyptien franchit en 1945. C’est une ville qui pense ses plaies, reprend vie que découvre Cossery, qui a alors 32 ans. Il s’installe au Louisiane, se lie d’amitié avec les écrivains, poètes, artistes de Saint-Germain de Près. Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, ses voisins de l’hôtel, mais aussi Albert Camus, Jean Genet, Juliette Gréco, Raymond Queneau, Alberto Giacometti. Toute la scène artistique et littéraire de l’époque, et puis ces jazzmen américains qui se retrouvent pour des « bœufs » dans son hôtels, quand ils sont de passage à Paris. Miles Davis, John Coltrane, Archie Sheep, Charlie Parker, Wayne Shorter.
Esthète corps et âmes, Albert Cossery fut l’une des rares personnes capables de mettre en totale adéquation ses principes insolites, scandaleux, avec sa propre vie. Il traversa l’existence avec style et détachement, comme ces rues de son quartier parisien, qu’il arpentait inlassablement. Une vie douce, décalée, délicieuse, à l’image de son style. « Une ligne par jour, aimait-il répéter, parce qu’elle doit être porteuse d’une densité qui percute et assassine à chaque nouveau mot ». Chaque phrase doit ainsi être, selon ses termes, « la goutte d’ammoniaque qui tire les gens de leur torpeur. Elle provoquera une rupture qui sapera les fondements de cette fausse cohésion imposée par les mécanismes d’une société close, stéréotypée, qu’elle soit régie par le système capitaliste ou tout autre système économique ». De fait, on ne sort pas indemne de la lecture des livres de Cossery. Des récits comme des upercuts, qui font bouger chez le lecteur ces lignes a priori immuables des valeurs auxquelles on croit adhérer. Chacun magnifique à sa façon, dans le fond comme dans la forme. Les Hommes oubliés de Dieu, La Maison de la mort certaine, Les Fainéants dans la vallée fertile, Mendiants et Orgueilleux, Un complot de saltimbanque, Les Couleurs de l’infamie. (…) Retrouvez la suite du texte dans SOMETHING WE AFRICANS GOT #11
Something We Africans Got#11 Septembre 2020 Yann Perreau