In Something we Africans got #8 Avril 2018 Interview Stef Yamb
Jean-Loup Pivin est architecte (Musée national du Mali, Conservatoire des Arts & Métiers Multimédia de Bamako), mais aussi éditeur. Il fut également l’un des rédacteurs en chef de Revue Noire, critique d’art, concepteur d’expositions et de biennales, et programmiste-fondateur du bureau d’ingénierie culturelle BICFL (plus de deux cents missions et projets patrimoniaux, culturels, urbains et du paysage). Il nous offre lors de cet entretien une parole vive.
Il y a chez Jean-Loup Pivin une sincérité qui m’évoque une verticalité, qui nous souffle à l’oreille de suspendre dans un premier temps toute herméneutique face au Monde des Formes et de renouer avec notre Autonomie. Pour le dire plus prosaïquement, ne pas mettre la charrue avant les bœufs aux risques de passer à côté de l’expérience… Faire un pas de côté pour retrouver les sentiers de la création. Dans le roman Songs of Enchantment de Ben Okri Azaro, lorsque le personnage demande à son père «how should I use my eyes? », il lui est répondu : «by not using your head first». Le nom de Pivin est indissociable de Revue Noire. Revue qui à sa parution était aussi une sorte de face-à-face avec la « blanche » de Gallimard. Contemporanéités Africaines,
Circulations, « l’Autre … dans toutes ses dimensions » … Dans ses multiples pratiques, Jean-Loup Pivin a mis en Acte ce « qui permet la circulation « des espaces, des mondes ». Il vient de publier un essai intitulé ACTE D’UTOPIE – 40 ans de projets culturels et urbains en Europe et en Afrique. Naissance d’une ingénierie culturelle – un manifeste. Le terme ne lui conviendra peut-être pas, mais c’est ainsi que je l’ai reçu. Si ce parcours concerne éminemment le « politique », il a à voir de manière tout aussi déterminante avec une pratique poétique de l’être et ce sens de la circulation des mondes. « Un rapport magique s’établit avec la symbolique des plantes – toujours d’ailleurs – qu’elles soient médicales (alchimiques), culinaires, esthétiques ou philosophiques » (Actes d’Utopie p.319). Nous avons, dans cet entretien, abordé certains sujets se trouvant au cœur de son essai. De nombreuses entrées comme « La Ville, Les Loisirs & Le Tourisme », notamment autour de la Fête Foraine et des Parcs d’Attractions, mais aussi de la Ville et de la Nature, ne seront pas abordés ici. Couvrir toute la pratique de Jean Loup-Pivin aurait induit un questionnement exponentiel.
Altérité
Stef Yamb : Il me semble – en tenant compte du primat du langage sur notre perception du monde – que l’altérité, sur son versant individuel, vous a amené radicalement du côté du monde des formes. Et sur son versant collectif, il semble, à la lecture de votre essai, que l’altérité soit une matrice du futur – la matrice d’un acte d’utopie ?
Jean-Loup Pivin : J’aime votre citation d’Edmond Jabbes, « On ne nait pas étranger. On le devient, à mesure que l’on s’affirme. » Pour un individu, pouvoir être différent sexuellement, religieusement, avec son propre caractère et son propre corps et une « conquête » diraient les progressistes, dont la raison domine la pensée, et qui sont convaincus que l’homme est né libre. Pour d’autres, c’est une négation de l’individu social dans une société qui ne définit l’individu que par rapport à son appartenance au groupe. De fait, il n’existe pas d’individu. Donc, la déclaration des Droits de l’Homme, on peut toujours la signer, mais on l’opposera toujours à la notion collective. C’est comme cela que les pays marxistes, comme les pays dont la religion s’associe au pouvoir, voire incarne le pouvoir temporel, ont une vision de l’individu sur laquelle la Déclaration des Droits de l’Homme n’a aucune prise.
Pour revenir à il y a peu, l’exil hors la société n’était-elle pas la pire des punitions dans le monde entier, alors qu’aujourd’hui, quitter sa famille et son groupe peut devenir un acte héroïque ?
Je pense que vouloir réduire ce qui nous différencie entre individus et sociétés, voire entre civilisations, est une erreur. Vouloir à tout prix lever le voile du mystère de chaque individu et de chaque société est obscène – et surtout inutile, car ne se lèveront que ses recoins et ses plis. Partons du principe que ce n’est pas dans « le dit » que l’altérité se cache, mais dans les formes plus ou moins données, quoique souvent impossible à décoder. De là, effectivement, mon attachement à ce que le monde des formes – de l’architecture à la poésie, des arts plastiques à la musique – garde la plénitude de son affirmation pour non seulement comprendre le réel, mais le vivre. Et si la recherche veut s’en accaparer, il lui faut non pas trouver les mots, mais des formes pour le faire. Sinon, il ne s’agit que de réductions stériles. J’ai le sentiment profond d’être un étranger – étranger à mon territoire, à chacun des milieux qui auraient pu m’intégrer, comme ceux de l’architecture, des arts plastiques, de la photographie, de l’Afrique (qui en dehors des problématiques de développement, a désormais son petit milieu de l’art contemporain et des expressions contemporaines). Ce sentiment intime et personnel d’être étranger, et celui de ne jamais vouloir appartenir à aucun de ces cercles, que j’ai voulu élargir en concept d’approche du réel…L’altérité. Quel que soit l’objet du réel. Pour obtenir, justement, cette distance qui respecte ce que nous ne pouvons pas partager avec chacun et chaque sujet en lui laissant son mystère, sans chercher à le décoder, à la différence de la volonté des sciences humaines, avec plus ou moins de bonheur. Et en mettant à distance les notions de vérité et d’objectivité de l’humain, réduites à la parole et à l’écrit, pour effectivement n’aimer qu’en approcher la forme et uniquement le monde des formes, avec ce qu’elle porte d’indicible et de sensible.
Le problème est que nos sociétés modernes sont tellement dans la « rupture » que la conservation, la préservation et le musée sont devenus nécessaires pour évoquer un passé formel. Alors qu’il est bien clair que ce musée n’a aucune utilité si chacune des formes est reproduite selon une tradition de formes liées à des significations. Reconstruire à neuf le même temple dédié aux mêmes dieux est la conservation ultime, celle qui ne dissocie pas l’objet de sa fonction et de ce qu’il nourrit. Ce qui veut dire que même un musée ne peut être figé dans le temps, il doit évoluer au fil des décennies, au fil des désirs et besoins d’une société, voire à l’évolution de son sens et son rôle dans cette société. Allez demander aux Indiens d’Amazonie dans leur réserve de faire rentrer leur culture dans un musée avant qu’elle ne disparaisse, grignotée, et finalement dévorée par le maelström mondial.
Pouvez-vous nous parler de ces différentes temporalités au cœur du projet, et de quelles manières l’architecte œuvre dans ce déplacement du temps vers l’espace (construit) ?
Quand vous dites que « le présent est un site de réécriture permanente du passé et du futur, simultanément, une coexistence co-temporelle », je m’interroge sur les termes employés, souvent par facilité. L’écriture, cela veut dire un sujet, un verbe et un complément. Le monde des formes ne fonctionne absolument pas comme cela. À commencer par : vivre sa vie n’est pas écrire sa vie. On le voyait bien, avec toutes ces recherches pour transformer les « signes » de l’art préhistorique (mains positives, traits, aplats de couleur…) en écriture, qui donnèrent lieu à des théories plus ou moins fumeuses. On a abandonné la notion d’écriture comme grammaire des formes. Il faut arrêter d’emprunter à l’écrit ses propres codes pour les appliquer partout. Il faut « décoloniser » le monde des formes, de l’écrit. L’écrit doit cesser d’être l’outil premier pour faire croire ou comprendre le monde des formes dans une monovalence de ce qu’il évoque et raconte. Ce n’est pas un hasard si le monde des formes, qui s’est enrichi au fil des millénaires des techniques et des formes les plus variées – et particulièrement dernièrement avec la photo, le cinéma, la télé, l’internet, la culture virtuelle qui invente non pas une écriture mais un monde des formes possédant ses propres signes et codes – n’a jamais tué aucun des premiers médias. Aucun media n’a existé au détriment de l’autre.
Mais je ne réponds pas à votre question finale, à laquelle je reviens. L’architecte est un fabriquant et, dans le meilleur des cas, un inventeur de formes. Je dis un inventeur car nous sommes dans un monde qui a besoin, qui s’est donné pour finalité, de fabriquer du nouveau, d’être en rupture avec ce qui est fait. Et cela depuis plus d’un siècle, en Europe. Pas vraiment plus, d’ailleurs. Cette notion de rupture, qui envahit tout le monde de l’art et de l’histoire, cache tout ce qui n’est pas en rupture, tout ce que poursuivent des humanités, cahin-caha, à travers la terre. Que garder de ce passé, pour en réinventer le sens ou simplement le conserver dans sa modernité ancestrale ? L’architecte que je suis s’est toujours attaché – rétrospectivement, probablement dans les courants postmodernes, mais nous ne nous y sommes jamais référé – à considérer le rapport au monde des formes existant comme n’étant pas à ignorer pour inventer ex nihilo mais, au contraire, à s’en imbiber, pour inventer à partir de lui.
Je ne suis pas certain que le musée soit le meilleur outil pour garder l’esprit du passé et non uniquement sa matérialité. Bien sûr qu’il est nécessaire que la matérialité soit conservée, et bien sûr que le musée fait son travail. Mais le musée ne garde pas le sens, il est le substitut des églises et temples dans les pays et civilisations qui ont tué leur dieu, leurs dieux (c’est à dire l’Europe). Mais il ne conserve que l’enveloppe des formes dont on n’a plus les clés sensibles pour les rendre à nouveau signifiantes. Et au passage, c’est là l’échec de l’interprétation muséale que l’on veut vous en faire avec tout ce monde – du médiateur à l’historien d’art – qui essaie non seulement de comprendre mais aussi de transmettre ce qu’il n’a souvent pas réussi à saisir lui-même. Car voir, ce n’est pas lire. Musique, parfums, jusqu’où ne pas aller pour redonner au monde des formes son sens dans le musée ? Dans tout cela, l’architecte s’amuse à jouer les démiurges inspirés et à fabriquer des objets – le musée permettant tout – qui doivent exprimer, par les formes d’aujourd’hui, un contenu qu’il n’a souvent pas appréhendé dans ses sens profonds.
L’enseignement de l’Architecture en Afrique
….Concernent l’enseignement de l’architecture en Afrique, existe-t-il une émergence de pôles d’enseignement, avec leurs spécificités, qui seraient des moteurs pour la pensée architecturale en Afrique ? Au-delà des constats (le très petit nombre de diplômés que produit l’enseignement de l’architecture sur le continent), quelles sont les perspectives ?
Au Maroc, en Afrique du Sud, au Togo, il y a des écoles d’architecture. Bonnes ? Mauvaises ? De fait, on s’aperçoit qu’il faut non seulement que les architectes soient bons, mais que les clients – la demande – le soient aussi. Impossible de faire de la bonne architecture pour des gens qui ont un tout autre schéma dans la tête – et l’argent pour le faire à leur guise
Au Maroc, en Afrique du Sud, au Togo, il y a des écoles d’architecture. Bonnes ? Mauvaises ? De fait, on s’aperçoit qu’il faut non seulement que les architectes soient bons, mais que les clients – la demande – le soient aussi. Impossible de faire de la bonne architecture pour des gens qui ont un tout autre schéma dans la tête – et l’argent pour le faire à leur guise – en ignorant ou méprisant le travail de l’architecte, comme on peut le voir presque partout en Afrique noire. Il y a de nombreux architectes de talent qui ont perdu leur talent, tant leur client le leur déniait fondamentalement, en prenant leur plan et en faisant ce qu’ils voulaient par la suite, tout en payant misérablement l’architecte. Donc le premier problème, ce n’est pas les architectes non-formés – les architectes formés ne manquent pas en Afrique – c’est la qualité de la demande qui est dramatique. Quand on commande un bâtiment public ou privé, les personnes qui commandent ne sont pas passifs. Créer un bauhaus, où que ce soit, implique avant tout une notion d’école liée à un courant esthétique, avec ses maîtres. Comme avait voulu le faire Senghor, avec « sa symétrie inverse », ou je ne sais plus quelle formule, comme le fameux Goudiaby en a été le chantre. Il y a plusieurs façons de concevoir une école d’architecture, dont celle-ci, mais il peut y avoir aussi une école, plus à mon goût, qui accueille des professeurs qui ne sont pas professeurs, mais des professionnels du monde entier venant montrer les différentes pensées sur l’architecture et leurs pratiques. En dehors de cela, un tronc commun de langue, de culture générale, de structure, etc., mais le principal est fait par d’autres, très différents, qui obligent les étudiants à forger leur esprit critique pour aborder une voie personnelle. Ce que j’avais fait au niveau programmatique pour le Conservatoire des Arts et Métiers Multimédia de Bamako (les arts plastiques et numériques, mais pas l’architecture) sur la demande d’Alpha Oumar Konaré.
Tout est bon pour renforcer la formation en Afrique, sachant qu’il reste nécessaire de pouvoir circuler dans le monde. Les meilleures écoles de n’importe quelle discipline sont celles qui permettent cette circulation Ingénierie Culturelle (BICFL), Ville & Culture, Culture savante vs Culture populaire
Vous êtes l’un des précurseurs en France de l’ingénierie culturelle, avec la création de votre cabinet BICFL. Pourquoi, plutôt que de vous consacrer entièrement à la construction, avez-vous orienté votre énergie vers l’ingénierie culturelle? Etait-ce déjà en germe dans votre thèse de diplôme (rédigée avec Pascal Martin Saint Léon) auprès de Roland Barthes et Michel Vernes, qui s’intitulait Certitudes dispersées ?
En faisant le musée de Bamako, je m’étais rendu compte à quel point manquait, dans la chaîne de la conception, la conception préalable. Quelles fonctions, quels fonctionnements, pour qui, comment, pourquoi, combien ça coute en investissement, en fonctionnement ? …
Il manquait, dans les années 1980, une composante non seulement technique mais aussi une composante de définition du projet intellectuel qui permette, avant de faire, de savoir s’il faut faire et ce qu’il faut faire. La mode consistant à faire des musées, comme une solution à la perte de sens des sociétés, est-elle la bonne réponse ? En créant cette phase préalable de conception, finalement très poussée, afin de nourrir la décision politique de faire, et avant de lancer des bâtiments pour des bâtiments, nous pensons répondre à cette nécessité. Cela éviterait – comme au Sénégal, avec ce nouveau musée à la drôle d’architecture – des superficies qui ne correspondraient à aucune collection de rien, ni à aucune réflexion, et de savoir quoi en faire une fois le bâtiment réalisé. Ensuite, les mots peuvent faire croire ce qui n’est pas. Mais l’illusion ne peut pas durer. Voilà le genre de réponse absurde au besoin d’architecture et de symbole que l’ingénierie culturelle aurait pu permettre d’éviter. Enfin… C’est comme la statue monumentale de la Renaissance Africaine à Dakar, œuvre de sculpteurs nord-coréens qui incarnent désormais l’art des Africains. Grotesque et pitoyable. Et c’est une décision politique payée par le pays. Rien d’imposé. Le moindre bon sens associé à la moindre ingénierie culturelle aurait empêché ces aberrations, pour ne citer qu’elles Mémorial Act / Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la Traite et de l’Esclavage a été édifié au bord de l’eau, dans la baie de Pointe-à-Pitre, sur le site de l’ancienne usine sucrière Darboussier, où l’on pratiquait encore le travail forcé au XIXème siècle. La particularité du Mémorial ACTe est de faire une grande place à la création contemporaine. La conception programmation, assistance à la maîtrise d’ouvrage culturelle et artistique, est confiée à votre agence BICFL. Vous assurez également la coordination des commissaires d’art contemporain (Simon Njami, Jean François Manicom, Claire Tancons). C’est vous qui avez trouvé le nom de Mémorial ACTe pour le projet. La communication du Mémorial s’appuie d’ailleurs beaucoup sur le terme ACTe.
À travers ce rapprochement des termes Mémorial et Acte, quelle extension de sens voulez-vous apporter ?
Mettre de l’acte dans la mémoire, cela permet avant tout d’inscrire tout travail sur l’Histoire dans le présent, et de savoir en quoi cette mémoire et la commémoration de cette mémoire vont nourrir le présent, qui n’existe que dans sa projection dans le futur. Un présent qui se projette dans le futur, et non pas un présent qui ne cesse de s’emmêler les pinceaux avec une histoire de la gloire ou de la repentance. Ne pas oublier, pour ne pas reproduire ce qui a amené à ces crimes mais pour faire, pour projeter l’avenir. Mémorial ACTe.
Revue Noire Une pensée agissante
Si Revue Noire a abordé tous les arts, y compris la littérature, elle a fondé « l’histoire de la photographie africaine ››. Pouvez-vous revenir sur ce moment historique ?
Merci de vos bonnes pensées, elles sont toujours agréables à entendre. En tant que fondateurs, et avec ceux avec qui nous avons travaillé, nous sommes en train de réaliser un livre sur Revue Noire pour raconter, et parfois expliquer, ce qui a nourri sa naissance et son développement. Il m’est difficile de réduire à quelques lignes notre histoire, même s’il est toujours agréable de le faire. Pour la photographie, il est amusant de voir à quel point l’action de Revue Noire a été fondatrice car, tout simplement, nous ne voulions (presque) plus d’image qui soit prise de l’extérieur – la photo du voyageur. Ce qui, dans chaque pays, a enclenché une recherche de photographes, maliens, ivoiriens, sénégalais, etc., qui voudraient travailler avec nous. On n’imagine pas à quel point, au début des années 90, les images manquaient ; pas de numérique, pas d’internet. Faire une bonne photo d’une œuvre d’artiste était problématique (aujourd’hui on trouve presque tout sur Internet), d’où ce travail de commande et de connaissance des photographes dans les pays. Les grands spécialistes internationaux nous disaient qu’ils ne connaissaient pas de photographes africains parce qu’il n’y en avait pas. D’où la première exposition de photographes africains à Paris en 1992, au Centre Wallonie-Bruxelles. Quelques années après, en 1994, aux premières Rencontres de Bamako, nous faisions 16 expositions. (…) Retrouvez la suite de l’interview dans SOMETHING WE AFRICANS GOT #8
Something we africans got #8
Avril 2018
Step Yamb